La revue La Critique sociale, fondée par Boris Souvarine, présentait ainsi ce livre, à l’occasion de sa parution en 1931. — « Recueil de documents tirés des Archives de l’ancien régime impérial de Russie et relatifs au “subventionnement de la presse française”, et dont une partie a été publiée dans l’Humanité en 1923-1924. La plupart sont de M. Arthur Raffalovitch, [économiste renommé,] conseiller secret du ministère des Finances russes à Paris. Mais le dossier comprend aussi des lettres confidentielles de M. Kolovtzev, président du Conseil des ministres, de M. Sazonov, ministre des Affaires étrangères, de M. Isvolsky, ambassadeur à Paris, etc. Un tel livre serait tiré à cent mille exemplaires et plus s’il existait des partis socialiste ou communiste dignes de leur nom, voire même de simples partis réellement démocratiques. Il répand une vive lumière sur les dessous de la politique impérialiste franco-russe, les campagnes de presse qui ont préparé la [Première Guerre mondiale], les manigances de chancelleries, de banques, de coulisses parlementaires. » (La Critique sociale, n° 6, septembre 1932, p. 265.)
Boris Souvarine, cofondateur du parti communiste français en charge du journal l’Humanité, avait rapporté ces archives, après 1917, causant en France des scandales marquants. Mais 1924 est l’année de son exclusion de l’appareil léniniste-stalinien. Les révélations furent interrompues. C’est en 1931 qu’il édite (sans la signer, sinon à demi-mots dans l’Avertissement) cette anthologie constituant aujourd’hui encore une chronique de la corruption politique moderne, de ses aléas, de ses relations.
Dans Histoire des passions françaises, t. IV : « Goût et corruption », Theodore Zeldin note que, du point de vue historique, parmi tant d’occurrences peu ou mal connues, « l’exemple de corruption où la documentation est la plus complète est celui du gouvernement russe » et de la IIIe République, grâce à cette « Abominable Vénalité… », dont le titre reproduit les mots du corrupteur dégoûté. Les pages financières des journaux étaient « affermées », informations comme publicités ; des « agents » négociaient leurs orientations ; celles-ci guidaient l’ensemble des livraisons ; une corporation de maîtres-chanteurs rivalisaient pour favoriser les vœux des donneurs d’ordres. Les diplomaties et les États au plus haut niveau (ainsi, en France, Poincaré) calculaient les nécessités de camouflage et de réputation. La solvabilité publique, maintenue à coups de falsifications pour tromper les petits rentiers en cas de guerre malheureuse (le conflit russo-japonais en 1904-1905) ou de troubles sociaux, comportait des implications centrales pour le maintien de l’ordre (on édicte une campagnes de presse pour contrer le refus socialiste d’un conflit international majeur), pour la longévité de maintes carrières ou pour la croissance de l’industrie de guerre.
On a suggéré depuis que ces hommes de presse stipendiés disaient aussi ce qu’ils pensaient — fussent-ils versatiles selon les variations de tarifs —; que dénoncer ce journalisme capitalistique et étatiste, auto-qualifié de « démocratique », ferait le jeu de l’antiparlementarisme fasciste et des censures totalitaires. À rebours, cette fange combinatoire a nourri le sous-mythe récurrent des purs pouvoirs forts, tout aussi opportunistes, avec lesquels elle eut partie liée.