De par leurs variations, les prénoms avec les- quels Heine signa ses écrits témoignent de son histoire multiple et de ce cosmopolitisme dans lequel il avait nommé une exigence spécifique du poète. Né Harry d’une modeste famille juive de Düsseldorf en 1797, il se convertit au protestantisme en 1825, sans foi, « las de [son] métier de Juif errant », dans l’hypothèse qu’un poste à l’Université lui serait alors ouvert (les carrières de l’administration, de la magistrature, de l’armée et de l’enseignement étaient fermées aux juifs dans les États prussiens).
Mais cette attente sera vaine pour Heinrich Heine, toujours en butte à la xénophobie d’élites allemandes, rejeté encore pour son rôle dans la « Jeune Allemagne », pour ses positions en faveur de la citoyenneté qu’avait apportée le passage de Napoléon, pour sa dénonciation de la discrimination dont souffraient les juifs en Europe centrale. De ses textes furent interdits, sa gloire libérale grandit ; docteur en droit, il ne fut pas autorisé à devenir avocat. Bientôt, il dut s’exiler d’abord en Angleterre en 1827. Il se trouva quasiment interdit de publication dans les États allemands. Il reprit l’exil et se fixa à Paris en 1831, où il fréquenta notamment les grands auteurs romantiques et devint Henri Heine, passeur entre les deux rives du Rhin, entre deux rêves de la liberté et de l’esprit.
Chroniqueur pour la Gazette d’Augsbourg, qui plus tard le calomniera, chichement aidé par son éditeur Julius Campe et par son oncle, lésé de parties de son héritage par sa plus proche famille, Heine évoluera de la démythification du romantisme allemand vers le socialisme révolutionnaire et démocratique des années 1840. Il participera aux Annales franco-allemandes fondées par Marx lors de son exil à Paris. Les Manuscrits expérimentaux de ce dernier sont contemporains de satires de Heine et du poème Allemagne, un conte d’hiver (que nous avons édité par ailleurs dans une traduction en vers). Menacés d’emprisonnement s’ils se représentent en Prusse, Marx doit quitter Paris, et Heine reste toléré pour sa gloire littéraire.
Passées les révolutions de 1848, l’utopie d’une jeune Europe s’évanouit dans la croissance industrielle du « napoléon d’or ». Aux désillusions s’ajoutent pour Heine les suites d’une syphilis non soignée s’aggravant depuis 1837. Ruiné par l’impossibilité de publier dans sa langue natale, décrié et impopulaire en Allemagne pour la virulence de ses satires, menacé par la cécité et la paralysie, gangrené, le poète souffrira jusqu’en 1856. Les nazis brûlèrent de ses livres en 1933, puis occupant Paris ils firent effacer l’inscription « Poète allemand » qui avait été gravée sur sa tombe au cimetière Montparnasse. Une part de ses Mémoires fut laissée dans un incendie, peut-être de façon intentionnelle. Le reste n’est connu que par fragments. Beaucoup de ses Lettres parurent de manière aussi disparate, selon les exils des destinataires, ou les ressentiments familiaux ; maintes se perdirent. Des publications choisies servirent à contredire ce qu’impliquaient d’autres lettres… La Préface du présent volume suggère ces difficultés. Il reprend en un seul volume les 1254 pages publiées à Paris, de 1866 à 1877, en trois tomes par la Libraire Nouvelle Michel Lévy frères (devenue pour le t. III Calmann Lévy éditeur), sous le titre général Correspondance inédite.
Il faut entendre ce titre dans le sens où maints articles réunis en volumes par Heine provenaient de Lettres adressées à des journaux allemands ou français : ainsi la Correspondance inédite désigne les lettres privées. La traduction ni les notes ne sont signées. Selon le critique Arsène Houssaye, c’est le neveu du poète, Louis de Embden (fils de la sœur de Heine, Charlotte de Embden), qui s’était vu confier le soin de l’édition de ses œuvres. Des soucis de relations familiales expliquent peut-être l’anonymat de ces recueils de Lettres, ainsi que les réticences du traducteur à l’égard des passions de Heine. En 1893, le baron L. de Embden publia à la Librairie Le Soudier, à Paris, un Heine Intime. Lettres inédites avec Notes et Commentaires, comportant des lettres de Heine à sa mère et à sa sœur demeurées jusque-là celées et accompagnées de témoignages. Telle qu’elle parut, la présente Correspondance offre, sur un plan général – au-delà des relations et des susceptibilités familiales –, un choix très large et significatif des préoccupations de l’auteur, de ses rapports avec les membres de la Jeune Allemagne, et par ailleurs avec son éditeur Julius Campe, avec quelques amis constants comme Varnhagen. Son expérience de la judéïté est souvent méditée comme une détermination centrale de son destin. Ces Lettres sont partie intégrante de l’Œuvre de Heine, par la sensibilité, l’esprit et la souffrance au monde dont elles déploient avec raffinement les termes, les jeux et les détours.